L'héroïne
L'héroïne
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| Léonie JEAN |
La petite fille de deux ans à qui la mort, manu militari, avait arraché le père devait grandir. Pas de photographie, elle devait apprendre à recoller les morceaux caractéristiques de son géniteur dans le comportement de ses aînés, comme à un jeu de puzzle. Vingtième siècle, à Lavictoire, commune du département du Nord d'Haïti, on était loin de l'époque révolue de la technologie et du pillulement des smartphones. Quand on perdait un proche, en ces temps-là, seul nous reste le feu de l'amour qui nous a vus s'embraser de sa présence.
La marmaille, plus riche qu'un poulailler, on se doit le plus tôt que possible apprendre à se gérer soi-même. Adulte précoce ou enfant émancipé, quelque soit le choix, l'expression manquera toujours en richesse pour conter les sacrifices d'une vie héroïque.
Tout d'abord, elle devait s'étonner elle-même face à l'indifférence d'une mère qui ne voyait rien d'autres que de l'enfantillage dans ses entreprises. Une fille, une graine, un bourgeon doit grandir; le destin était joué, les cartes tirées.
Moqueries, insultes, incompréhension... Il arrive souvent que la ténèbre se croit avoir raison de rire de la lumière. Ce n'est qu'une stratégie, sa dernière carte pour la contreindre de s'éteindre.
Ils étaient trop. Cet héritage de l'Afrique qui est l'amour du peuplement nous coûte la rançon de la famine, la malnutrition et la pauvreté.
Il y avait urgence ! Mais ce gyrophare qui teignait alternativement en rouge et en noir la vision de cette grande dame encore bébé ne lui disait rien... pas encore. Mais la nécessité peut pourvoir à l'encouragement de beaucoup de miracles, on le sait tous.
Les années passaient.
L'héroïne glanait, la cueillette finie, dans les champs de maïs, question de soutirer juste le peu qu'elle pourra ensuite liquider à vil prix au marché. Elle se faisait ainsi une petite bourse destinée aux exigences de son écolage. Elle tenait parallèlement une petite commerce de surettes.
À l'école, elle s'y rendait chaque jour à pieds, parcourant les voisinages des cinq kilomètres. Un périple combien difficile : traversée de rivière, chemins rocailleux, épineux part malchance... le plus souvent pieds nus. Une sandale était encore pour elle un luxe onirique.
À prix de sueurs, elle se payait sa première communion. C'était la carême, le temps dur. On coulait un bon café pour l'occasion. Et cette célébration de fortune a valu l'immolation d'une chiche quantité de volailles, dont la plupart étaient des trophées de la chasse au lance-pierre.
Les années, elles, comme à leur monotone habitude, ne s'arrêtaient pas.
L'héroïne trouvait l'amour. Elle plane. Avec le temps, comme la folie d'une aille papillon. L'inconvénient c'est qu'on est fragile lorsqu'on est aile de papillon. Premier bébé. Premier bout de bonheur, le présage d'un futur de calamités. Enfin, j'y étais.
Je suis le témoin de ses souffrances. Cela faisait à mon coeur l'effet d'une goutte de lave au-dessus de lui, à chaque fois que la douleur, complice de ses épreuves, peignait en teinture d'amertume son visage. Son beau visage. Je l'aimais déjà sans pouvoir envisager autre chose que ça. On s'aimait mutuellement d'un amour indivisible, complet. Première femme dans ma vie. Elle me regardait grandir en supportant une vie de forçat. Amour, inquiétudes, peur, à mon égard, se mélangeaient dans le fond de ses prunelles.
Elle ne méritait pas cette vie. J'aurais aimé tant pouvoir la consoler, lui offrir refuge. Je pensais souvent au seul moyen qui faisait lumière dans mon esprit : que j'aurais dû être à la place de son mari. Mais comment ? La vie est ainsi faite et je resterai quoique je fasse son petit bébé. C'est aussi de cette réflexion que naquit mon premier serment : ne jamais lever la main sur une femme. Comme je ne pouvais pas être son mari, il me restait seulement la chance d'être celui de quelqu'un d'autre, alors je traiterai cette femme comme j'aurais tant aimé qu'elle soit traitée. Je ne voulais pas, mais surtout pas, qu'un jour mon fils puisse ressentir ce même mélange d'orgueil et de regret.
Elle a fait de moi l'homme que je suis aujourd'hui. Un coup d'expérience, car elle a su elle-même se construire. Elle a fait du bout de bois que j'étais le meuble que voici aujourd'hui. L'orfèvre qui a tiré de la boue et du métal le bijou qui porte mon prénom. C'est tout à fait incroyable que ses mains burinées par la rudesse du travail puissent ménager si bien la rigidité dans la correction et la douceur dans l'affection !
Ma mère sait manier la boue et construire des hommes, lui qui est architecte de deux garçons.

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