Nos héros
Je croyais connaître mon père. Mais, au fil des années, j'ai pu constater combien j'étais dupe sur ce point.
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| Design : Pierre Louis Elios |
Son front plissé jusqu'au milieu de son crâne chauve exhibait sa fierté de nègre bossale, travailleur infatigable... Il n'avait qu'un sourire : le seul que lorsqu'il rêvait. Sa routine, obéissant à son sens de responsabilité sans pareil, avalait entier tout ce qui pourrait constituer le reste de sa vie normale et épanouie, si enfin il aurait voulu avoir une. Tous les jours, le même trajet, la même conviction, le même fiel...
Aujourd'hui encore, sans se plaindre, il allait consumer une partie de lui afin d'espérer tout au plus mériter toucher de quoi faire subsister la marmaille. Il ne pétait pas du feu ; son fessier était lui-même un volcan. Ce que son pantalon effiloché, élimé, troué de toute part pouvait témoigner.
Mon père était un roc, une montagne, un héros... mon héros. Je désirais être éternellement sous sa protection, c'était aussi mon ange gardien.
On ne voyait sa colère que lorsque nos voix, chorale de neuf enfants, amplifiées de celui de notre mère lui tourmentaient comme les flammes plaintives et réticentes d'un enfer quand la disette se voulait criminelle à outrance, et que lorsqu'aucune goutte de pluie ne voulait poindre. Et quand cette colère lui sévissait, il n'était qu'une proie, une marionnette dont les fils sont tenus par un raptus déshumanisant. Mon père était mon homme gardien, pas un ange. Pourtant, moi enfant, je lui voyais des ailes et aussi un coeur sans fatigue.
Son amour, il l'exprimait dans ses actes, ses sacrifices quotidiens, dans le labeur de forçat de la terre. Une terre qui jamais ne vous cédera, pas avant de lui essorer jusqu'à la trame pour pouvoir cultiver une goutte de sa sève.
Ah ! je l'ai enfin trouvé : mon père, c'était Hercule !
Hercule s'en alla, coléreux, dépité, possédé après une algarade avec la maisonnée. Cette fois-ci il fallait faire quelque chose, sinon, après une semaine de sevrage d'avec la bouffe, la mort, la grande faucheuse sévira entre les nôtres.
Il était encore tôt.
Il était désormais tard et mon Hercule ne se pointa pas. L'inquiétude de ce qu'il ne nous délaissât à jamais et l'urgence de nos estomacs m'obligeaient à rentrer dans le jeu, à me mouvoir sur l'échiquier, le terrain... C'étais quand même moi l'aîné, après tout.
Sur la route qui mène au cimetière, un essaim de badauds se regroupait. La foule attire la foule, c'est vrai. Je me voyais comme avalé par un vortex. En quelques minutes seulement, j'y étais déjà à me frayer un chemin et... subitement, l'inoubliable se montra à moi.
Dans la marre d'une boue de poussière, d'eau et de sang, un homme, la bouche béate, les yeux glauques, morbides et insipides scotchés dans le vide du firmament qu'il ne pouvait plus voir, le corps immobile, la caboche écrabouillée... L'image de la mort se montrait à moi. C'était...
Je regardais avec incrédulité le visage déformé que je ne voulais pas reconnaître. C'était ma première fois et je sentais ma tête se perdre dans les entrailles d'un vertige d'inconscience. Un coup d'œil de plus... J'attendis d'une voix qui me paraissait lointaine s'échapper les mots ''c'est le voleur qu'on vient de tuer''. C'était ma première fois et je ne voulais pas le croire. Pourtant, juste avant de tomber dans les pommes, je croyais le reconnaître, celui dont la vie avait fini de classer le dossier.
C'était ma première fois et c'était mon ange gardien, mon homme gardien, mon héros, mon Hercule, mon père... Mon père, le voleur lynché pour avoir déraillé juste une fois dans sa vie, tué pour avoir osé tout faire pour sauver sa vie et celles de sa femme et ses enfants de l'épée de la famine.
Je ne m'en étais pas revenu non plus.
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