Rien qu'un baiser ! No.: 001





C'était la nouvelle du moment. Voilà, tout le monde le savait. J'étais la risée de tout le quartier. Je lisais des regards, des gestes, les gymnastiques de toutes celles qui se disaient mes amies pour m'éviter. Je lisais leurs nouvelles attitudes et pensées. 

Ce n'est pas toujours évident, l'amour. Il faut le dire. 

J'étais désormais seule. La vie était restée planter là, en face de moi, à me faire le pied de nez. On peut mourir de mille et une façons dans cette ville : se faire taxée de lesbienne en est une. La plus cruelle.

La porte dont j’espérais la générosité ne s’ouvrit pas. Alors, il fallait la jouer tout pour la rue. Ma famille chrétienne d’adventiste me rejetait pratiquement. Quand on est fille de pasteur…

Ma main se faufila machinalement dans ma poche pour en tirer deux billets de mille gourdes. C’est une grâce de la providence que je ne sois pas totalement à sec. Pas pour ce soir, en tout cas. Il faut croire que le dieu de mon père ne m’avait pas encore laissée tomber.

La brunante approchait à grande vitesse, presque par surprise même. Quand j’y repense, les secondes, semblait-il, avait pris malin plaisir de se filer en douce pour compléter l’arrivée de mon désarroi.

Qu'allais-je faire ?                                                                          

Je traversai rapidement la chaussée. Un tricycle arriva sur le moment. Je sautai dedans. La machine courait un rythme régulier. C’est une chance que la circulation soit si fluide à cette heure. Le regard triste, je regardais défiler sous mes yeux l’esplanade de ruines et de remblais que l’on cultivait l’ironie d’appeler boulevard. Encore un bobard des politiques. Je recevais par à-coup des bourrasques de pestilence en plein visage, accompagnés, cerise sur le gâteau, de gifles de nuées de poussières. Les immondices putréfiaient.

Bizarrement, je pensais à eux, ceux dont leurs maisons ont été démolies pour satisfaire à la fantaisie de la méchanceté des hommes politiques de mon pays. Je pensais à eux, à tous ces sans-abris de la ville, ces enfants laissés-pour-compte à la merci des horreurs et de toute la crudité de la rue. Je crois de préférence que je pensais à mon futur moi.

Fin de la course. Je descendis de la machine fort fardée de talc poussiéreux. Je m’ébouriffais d’instinct les cheveux, et passait ma paume sur mon visage en mode essuie-glace. Je tendis un billet de mille au chauffeur.

-Mais mes amis, la rue n’est pas bonne, d’où je vais trouver autant de monnaies à vous remettre ? Et même si j’avais cet argent, à cette heure-là, je ne l’aurais jamais mis sur moi avec tous ces voleurs qui pillent les taxis de nos jours.

Une dame d’une stature volumineuse, qui venait de s’asseoir à peine, émit un long et profond soupir. Le motard lui tourna aussitôt le visage pour ajouter :

-C’est vrai oui. Vous les gens du Cap, vous avez tous le même défaut !

-Pas tous, mon cher, lui répondit la dame. Moi, je prends habitude de faire de la monnaie avant de prendre mon taxi. Ce n’est pas pour rien non, j’évite ! Le temps n’est pas bon mes amis, alors il faut être prudent hein !

Le motard requit service de plusieurs autres chauffeurs de taxi qui lui répondirent tous qu’ils n’avaient pas de quoi l’aider. D’un geste brutal, il me flanqua le billet dans la paume et dérapa aussitôt son engin de survie. J’étais loin d’être aussi coléreuse que lui de ce côté-là.

Je suivis le long du trottoir jusqu’à me chouer dans un bar du coin. Je me souvins d’avoir commandé une bouteille de whisky que je buvais à même le goulot. Le premier coup me fit une crampe terrible dans la gorge et dans les tripes, un tourbillon de corrosion. Puis, je me souvins que la suite fut supportable.

Je m’étais réveillée avec un orchestre de douleurs dans le corps et le soleil qui me posait un four au front, au coin d’une rue. J’écarquillais les yeux. Des badauds me lorgnaient de regards détectifs. Les écoliers et les gens de costume investissaient déjà la ville et brodaient les rues. Je me mis debout, la tête plus lourde que mes pieds de plomb. Je titubais, encore grisée. Je puais de la bouche une haleine à faire se suicider une chèvre. Je tenais bon. J’ai failli renverser une dame qui passait malencontreusement par là. Elle portait l’accoutrement d’une époque révolue, la tête voilée. Une gente d’église à juger sur son allure. Sa propreté concourait avec sa modestie.

-Sans blague, lança une voix moqueuse, elle est nouvelle, celle-là ?

-Elle va se faire violer, ajouta une autre, d’ailleurs elle est toute fraiche.

-Il est plus probable que ce soit déjà fait, conclut le premier homme.

Le groupe s’esclaffa.

J’entendais tout, mais je n’y comprenais rien. Et c’était mieux comme ça. Ce fut alors que je pensais à ma culotte, à me faire une toilette. Cette idée fut volatile.

-À ton avis, lançai-je, existe-t-il une vie après la mort ?

La dame hésita. Ce fut surprenant que le mort que j’étais alors s’interroge sur le sujet de son domaine sans doute. Ses yeux sondaient mon regard avec une telle force que je la croyais pouvoir lire dans mes pensées. Quelle réponse donnée à cette nouvelle postulante de l’enfer ? se demanda-t-elle sans doute. Elle ne m’a pas répondu, pas à la question, et c’était intelligent de sa part.

-D’où viens-tu ?

-Quoi, m’offusquai-je, on dirait ma vieille peau de mère.

Elle comprit que je n’étais pas lucide. Elle me tenait par les babines et me fixa les yeux :

-Qu’est-ce qui se passe, ma chérie ?

La question me paraissait bizarre. Plutôt sa familiarité qui me déconcertait. Mon âme ne s’attendait pas à ça. D’un coup, j’étais comme revenue à moi.

-Je ne sais rien… la vie est majeure, elle fait ce qu’elle veut…

Je claudiquai, bancale. Elle me prenait dans ses bras. J’y jouissais d’une telle tendresse, d’un amour d’une telle amplitude  que je faillis m’éteindre là, entre ses seins, une bonne fois pour toutes. J’y étais rassurée.

-Ça va passer, l’entendis-je me susurrer. Tout ira bien à présent. Je vais t’emmener chez moi.

 

 ***

Je me réveillai incapable de dire après combien d’heures ou de jours. Deux personnes discutaient dans une pièce non loin de la mienne sur un ton civilisé. Le lit était moelleux et les draps propres. Je soulève la couverture pour voir en-dessous : j’étais en string et en corsage. Une incommodité d’entre mes cuisses me rappela que j’avais ma lune. La poisse !

Mon estomac me faisait horriblement mal. Un vide en son intérieur semblait vouloir m’aspirer en moi-même, comme un trou noir. J’avais faim.

L’une des femmes s’en alla. Je leur eus entendu dire les mots d’au revoir. Puis vint le silence. Celle qui restait entonnait un air évangélique. Silence chassé. Elle passait près de ma chambre et profita d’y jeter un coup d’œil. Madame Frank fut ébahie de me voir réveillée. Elle ne dit mot, son gosier étant muet d’une transe de joie.

Je la regardais sans ciller. Cet amour qui illuminait son visage me transperçait sans pitié. D’où tenait-elle cette charité ? Probablement d’une grande misère, de tribulations sans fonds ni mesure. Car l’on devient plus sensible après avoir tout connu ; la méchanceté est une ignorance. Evidemment on ne peut comprendre sans connaitre.

-Elle a raison, vous savez ?

-Peut-être bien, me répondit-elle, souriante.

Un silence reprit le micro. L’implicite s’accentuait jusqu’à devenir flagrance et les non-dits se faisaient évidence.

-Prends encore un peu de temps, me dit-elle. Tu es encore fatiguée. Mais je veux que tu saches que, s’il y a quelqu’un que je pourrais contacter pour toi, je suis là et qu’il faut le faire vite. Mais, dans le cas contraire, que ce sera à toi de décider ce que tu auras à faire. En attendant, prends soin de te refaire.

Madame Frank n’était pas une femme, mais un ange. Un ange qui pouvait lire dans les cœurs, qui pouvait voir à travers l’opacité des âmes. Un ange qui se faisait massage pour les ecchymoses, pommade pour les brulures sentimentales.

-Merci, eussé-je pu seulement prononcer.

Un mot… je n’arrivais à dire qu’un seul mot. A ce moment-là, je compris qu’il faut se taire face à l’ineffable, que toutes les langues de la terre sont muettes face  à la poésie de l’âme, qu’une bouche est un cancre nécessaire qui s'acquitte malement de sa tache. 

Madame Frank sourit. Je la connaissais à peine, mais pouvais conclure déjà que madame Frank souriait toujours. Madame Frank est synonyme de sourire.

-Je vais te préparer une soupe, informa-t-elle.-



Fin d'épisode__

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Commentaires

  1. Histoire simple et captivante. La description faite du héros Lynn est impressionnante. Je voudrais déjà savoir les causes de sa situation actuelle. J'attends la suite pour pouvoir donner mon avis pour ce qui est du titres " Rien qu'un Baiser!

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    1. Merci beaucoup de votre appréciation !

      Nous vous prions de rester connecter avec nous pour la suite de cette aventure. Et surtout n'oubliez pas à partager ce plaisir autour de vous, c'est la seule contrepartie que nous vous demandons.

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  2. C'est impressionnant, j'attends la suite pour mieux me statuer sur un commentaire beaucoup plus large.

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    1. C'est encourageant !

      Merci beaucoup !

      Aidez-Nous à le partager et supporter le travail.

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  3. Avant je n'aimais pas lire de romans, maintenant avec Mr Florestal je m'amuse assez bien !

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    1. C'est un plaisir ! Ça fait chaud au coeur !

      Merci de continuer à nous suivre !

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  4. Mes félicitations! !C'est pourquoi ,j'aime lire ;c'est si captivant.J'attends la suite avec impatience.

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  5. Tres belles descriptions de sceneries et le fait de garder les idiomes de la langue creole pour un effect unique.

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    1. Oui un peu de créolisme, du parfum haïtien, c'est un goût authentique.

      C'est un hommage fait directement à l'école indigéniste de la littérature haïtienne.

      Merci de nous suivre !

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  6. Wawww franchement, je suis à l'extase devant cette oeuvre. Je vous félicite vous me faites rêver et impatient de lire la suite ou dirai-je les suites. Merci beaucoup.

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  7. Wawww franchement, je suis à l'extase devant cette oeuvre. Je vous félicite vous me faites rêver et impatient de lire la suite ou dirai-je les suites. Merci beaucoup.

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    1. Merci de vous mots. Et merci de nous suivre. Nous aurons vous plaire.

      Cliquez sur le bouton "Ici" ci-avant pire découvrir l'épisode 002.

      Merci !

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  8. Djim Le SlamoThérapeutevendredi, mai 28, 2021 10:52:00 AM

    Lynn ne saurait être ces personnages sortants de contrées magiques, buvant du feu pour de la glace transformée en braise et ayant des pouvoirs occultes pouvant faire fondre l'atmosphère... Non, elle est réelle !

    Peut-être ne l'avons-nous pas connue sur ce prénom, c'est normal. Cette appellation se veut d'autant plus américaine que française. Mais beaucoup de ces belles âmes [Marie, Francine...], qui habitent nos quartiers, à l'instar de Lynn ont déjà goûté à l'extravagance du vernissage effrénée de notre société, de son manque d'égard pour l'altérité...

    Et toutes ces dames : vendeuses de café qui offrent des tasses gratuites à ces clochards ; ces pèlerins qui font l'aumône, distribuant des couvertures velouteuses aux mendiants de rue... Mme Franck m'a l'air de bien s'y sied. Néanmoins, dans notre dimension humaine, on s'attend généralement à un retour d'ascenseur, un revoie de la pièce... Par forcément mauvais !
    Que veut donc Mme Franck ? Est-ce de la pure bienveillance ?

    Alors, je suis, tel un hébété, resté pendu à l'haleine de ta plume...

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    1. La charité de madame Frank sort de l'ordinaire, certes. Elle peut même été taxée d'imprudente...

      C'est un bout, un fil du suspens de l'histoire. Je compte bien vous dévoiler l'intrigue et vous faire découvrir la profondeur cet altruisme.

      L'épisode 002, 003 donneront quelques éléments de révélation. Quant au reste, c'est pour le dénouement.

      Une chose, et je vous le dis tout de suite, madame Frank n'est pas un ange. Elle est humaine comme nous autres, et comme nous tous, elle est pécheresse...

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