Rien qu'un baiser ! No. : 002

 

Elios Pierre-Louis, @KONEKTE


 

Madame Frank disparut par derrière l’épaisseur du rideau de brocart, et me laissait seule avec le vide et le silence de la pièce. L’instant d’après, le bruit des ustensiles de cuisine me parvenait par bribes. Tout en s’affairant, elle entonnait un air évangélique.

J’étais encore couchée, avec une tête qui refusait d’admettre la réalité. Je me ressentais indigne de cet environnement trop bienveillant vis-à-vis de ma personne. Ce sentiment de trop abuser de la générosité de la dame me tourmentait inlassablement.

Un bâillement voulait déchirer en deux ma mâchoire. Je m’étirais longuement les muscles. La seconde d’après, comme je mis pieds à terre, un étourdissement prenait d’assaut ma tête. Madame Frank avait raison, j’étais faible et avais besoin de manger un bout.

Je sortis de la chambre, impassible de constater la modestie de l’appartement : deux chambres à coucher, un salon et une salle à manger longée d’une petite cuisine consistant uniquement en un four à propane. Chez madame Frank était d’une salubrité impeccable.

Elle avait allumé la radio et chantait, dansait. Ma présence ne la dérangeait en rien. Elle était joyeuse. Impossible de savoir quelle était la cause de cet enthousiasme ; mais il y avait ce soupçon qui me faisait sur le coup penser que j’étais comme une manne pour madame Frank.

-Ah, c’est moi qui t’ai réveillée ? s’étonna-t-elle en me voyant. Je suis désolée ! J’ai presque perdu tout mon sens de savoir-vivre en vieillissant, tu sais. Ma mère, si elle était encore vivante à l’heure qu’il est, m’aurait prise par le cuir du derrière, et me rappeler ce qu’est l’hospitalité !

Je souris. Son humour était surprenant et m’avait atteint contre toute attente. Maintenant qu’elle venait de le dire, je constatais alors cette vérité. C’était une femme entre deux âges avec une laine touffue et grisonnée sur la tête. Rondelette, le visage trapu, son aura laissait translucide sa beauté de jadis. Madame Frank gardait intact la blancheur de ses dents de dix-sept ans élégamment plantées à ses gencives violettes. Son sourire tenait office de cette rivière irriguant de fraicheur la prairie de son teint noir. Malgré l’âge, madame Frank était belle comme l’étaient toutes les belles de la ville.

Je n’avais pas eu la chance de répondre qu’elle m’interrompit encore :

-Je suis tellement habituée à vivre seule que vivre avec quelqu’un m’est devenu plus difficile que filer une aiguille.

Elle était débordante de magnétisme. Cela m’étonnait largement de me sentir connectée à elle, de trouver cette étrangère si familière. Déjà s’installait entre nous quelque chose qui faisait défaut chez ma mère. Un transfert bilatéral d’énergie, une connexion mère-fille.

-Oh, fit-elle soudain, la chaudière !

Elle retourna à ses affaires, autant gaie qu’avant. Je pris une chaise et l’assistait faire. C’était un oasis, une échappatoire. La lumière d’un autre monde m’aspira, et me voici graine nouvelle sur une terre fertile !

Lorsqu’enfin madame Frank revint vers moi, elle me longeait un bol de soupe fumante.

-Tiens, ma chérie, cela te fera du bien.

Elle faisait tout pour m’éloigner de celle que j’étais ce matin-là, quand l’alcool se faisait gouverneur de ma tête.

-Pourquoi ? lui lançai-je tout à coup.

-Pourquoi quoi ?

-Je veux dire, pourquoi tout cela, tout ce soin pour une inconnue ?

La femme remua les lèvres. Elle expira souplement.

-Parce qu’on a chacun droit à une deuxième chance. Parce qu’on a chacun fait une bêtise dans la vie, et qu’on avait besoin d’oublier le passé et recommencer une seconde vie.

Elle leva de siège et s’en alla, les yeux embués.

Je ressentis se secouer ses entrailles. Je n’avais pas suffisamment su, mais avais suffisamment compris : elle avait à son intérieur une blessure, et était porteuse d’un cœur mille morceaux. Madame Frank était une fragilité. Sa sensibilité devait sans doute quelque chose à une expérience de son passé.

Je bus entièrement mon bol.

Je m’informai sur la date. On était dimanche, 9h45 du matin. Comprendre que la dame avait chômé son culte de dimanche pour me garder faisait culpabilité à ma conscience.

L’humeur de madame Frank chuta. Depuis cette dernière parole, elle n’était plus la même. Tout ceci était de ma faute, je m’intimai. À mes yeux, elle était trop sainte, trop parfaite pour mériter une quelconque souffrance. Et voilà que j’étais venue importuner cette bonne femme !

Elle m’informa, en souriant, que son pasteur allait venir lui rendre visite, cet après-midi. Cela ne m’arrangeait pas trop. Il était fort probable que cet homme et mon père se connaissaient. Voyant ma gêne, elle prit aussitôt bonhommie de me dire qu’il ne sera pas obligatoire que je le rencontre. Je relâchai mon souffle !

Ma curiosité, au lieu de s’occuper à régler ma situation, jouait comme un enfant dans les affaires des autres. De toute cette matinée et jusqu’à dépasser le  midi, que les pensées de ma réalité me passassent à l’esprit ne fut pas de longue durée ; pourtant j’avais pu réaliser, et avec la plus étonnante agilité, que la dame portait un prénom d’homme et que, partout dans la maison, il n’y avait pas la moindre trace d’un passé conjugal. Pas même une photo ! Qu’est-ce qui s’était passé ? La réponse me faisait attendre.

L’après-midi arriva comme un éclair, comme par surprise. Je m’étais douchée et revêtissais une toilette à la fois décente et stylée. Madame Frank avait le bon gout et  la prévoyance de m’acheter de quoi mettre. Lorsque je rentrais au salon, le pasteur y était déjà. Son plat à un tiers achevé, il sirotait un jus d’orange. L’air sentait légèrement le rhum.

-Tu es magnifique, ma chérie, me lança-t-elle, souriante jusqu’aux oreilles.

L’homme me jeta un regard perçant à travers ses lunettes. Il était vêtu d’un pantalon gris foncé et d’une chemise couleur parme. Un teint clair, une chevelure parsemée de boucles et de blancs, une barbe en repousse sur son visage lui tenait un charisme respectueux. Ses ongles coupés ras, ses mains étaient propres, il avait l’allure d’un homme minutieux et distingué. Jusqu’à m’asseoir, son regard me suivait sans relâche. Il me faisait me ressentir transparente. J’étais tourmentée par le doute qu’il me reconnût peut-être. Pour ma part, je ne croyais pas l’avoir jamais vu ni entendre parler de son nom.

-C’est elle la petite libellule dont je t’ai parlé, lui dit madame Frank avant qu’il n’eut le temps de le demander.

Seule le sourire de la dame me réconfortait pour l’instant. Quant à la périphrase « petite libellule », elle me laissait perplexe malgré la flagrance de l’affection qui la confectionnait. Elle me paraissait trop finement taillée pour ma personne, et pouvait receler à la fois ironie et sous-entendu.

-Alors, comment te sens-tu, ma petite, me demanda une voix usée et tendre.

-Je n’ai rien à plaindre, me répondis-je timidement.

-Ça, je le savais déjà, me répondit-il. On ne peut que se plaire chez madame Frank, de toute façon.

Mon regard effleurait celui de la dame et je souriais chichement. En fin de compte, cette dame détenait la réputation d’ange terrestre parmi les hommes, je me dis.

Et lorsque je lui accordais de nouveau attention, il me dit :

-Tu es chez toi, ma fille. Prends ton temps. Sois patiente avec toi-même, c’est tout ce qui importe pour le moment.

Ces mots m’ont libéré. Sur le moment, je croyais aller fondre en larmes. Leur charité était sans paire. Au fait, ce que je craignais était tout le contraire.

-Merci beaucoup ! Vous êtes tous trop bons, l’un et l’autre…

-Pas du tout, ma fille. Nous sommes pécheurs comme le sont tous les hommes sur la terre bénie ; seulement, au contraire des autres, nous sommes des pécheurs conscients. Tu sais, celui qui reconnait déjà son tort, c’est celui-là qui est plus facile de changer.

Ces dernières paroles, je sais qu’elles m’étaient directement destinées. Je les reçus en femme responsable.

-Mais certains péchés ne sont pas pardonnables, vous ne pensez pas ? lui demandai-je.

-Oui, ma fille, mais seulement quand tu le penses vraiment. Nous méritons chacun le salut, ce qui n’existerait pas sans le pardon. Si Dieu lui-même est incapable de pardonner à ses propres fils et filles, alors quel espoir nous reste-t-il ? Une chose qu’il faut que tu saches, ma fille, c’est que Dieu est en toi. Il te parle et t’écoute. Il attend d’abord que tu pardonnes à toi-même pour à la suite le faire. Si tu es trop dure vis-à-vis de ton propre cœur et es incapable de te donner une deuxième chance, personne ne le fera à ta place.

Ces gens avaient un autre monde, une autre sagesse. Je regardai en direction de madame Frank, elle souriait. Le pasteur faisait autant. Le rire est contagieux, j’en prenais ma dose.

Je prétextai un urgent besoin de femme, et les laissa seuls. Je me rendis directement dans ma chambre. Je me refugiai là-dedans avec ma solitude. Le moment de tout à l’heure me poursuivait malgré tout. Cela me paraissait invraisemblable que des gens comme eux puissent exister. Je les voyais comme taillés dans le même tissu. Ils se ressemblaient trop, évidente complémentarité. Il y avait entre madame Frank et le pasteur quelque chose qui n’échappait pas à mon intuition de femme. J’ignorais quasiment tout de leur relation, s’ils avaient grandis ensemble. Je me fis donc une raison de ne pas continuer dans cette erreur de leur prendre pour plus que ce qu’ils étaient.

Rudolph ! Son prénom visitait mon esprit comme pour m’efforcer à changer mes idées. Qu’est-ce qu’il faisait en ce moment ? Était-il seul ? Mangeait-il ? Ou buvait-il quelque chose ? Au dernier cas, alors, j’imaginais ses lèvres surfer le bord du verre comme une jupette sur la cuisse d’une ballerine. J’imaginais sa boisson folle d’empressement pour aller skier sur la douceur de sa langue et se faire frigorifier par le frisquet de son haleine. Dansait-il ? J’inventais en pensée les esprits femelles du vent le contournait dans le rêve illusoire de l’enlacer l’instant d’une seconde. Jouait-il à embrasser sa fiancé, alors mon chagrin…

 

 ***

Il faut croire que j’étais encore très fatiguée car je dormais une nuit entière ce soir-là.

Au lendemain, c’était le tour de la femme du pasteur de rendre visite à la maison. J’ignorais qu’elles étaient leurs habitudes auparavant pourtant quelque chose m’intimait qu’ils étaient tous venus satisfaire la curiosité en faisant connaissance de la fille du coin de la rue. Cela me vexait fortement. C’était loin d’être ma réalité, alors pourquoi me coller cet attribut ? J’étais fille de pasteur, enfant de salon en fugue parce que de parents trop stricts, et que l’amour et la vie sont trop  cruels.

Cette femme me faisait retirer la tête dans les nuages. Elle me faisait me rappeler que la ville n’était pas habitée seulement par des anges. C’était une femme d’une allure hautaine, cette Andréa, la femme du pasteur. Elle était à moitié moche à moitié belle avec un caractère toujours acide. La voyant, l’on pouvait tout de suite conclure que votre journée ne sera pas des plus douces.

Elle tenait la direction de l’école missionnaire, selon les dires.

J’étais seule toute la journée, la dame étant allée régler ses affaires. Madame Frank était marchande de fripes. Elle tenait une place au marché de la rue 2.

J’avais une journée à planifier mon projet, à réfléchir sur le comment sortir du trou et prendre revanche sur la vie, et sur cette pétasse qui m’empêchait d’avoir l’homme de ma vie.




Fin d'épisode_






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