Rien qu'un baiser ! No. : 003
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| Elios Pierre-Louis |
Je passais la semaine à l’intérieur de chez madame Frank maintenant devenu ma maison. J’y étais de toute mon aise, et la dame, vraisemblablement, n’était pas pressée de me voir partir. « J’aime bien quand tu es là, m’eut-elle avoué un soir alors que nous soupions. Tu vois, quand vient la nuit et seules les lampes sont allumées, toute la ville est devenue silencieuse, et je peux entendre alors toutes les plaintes de mon existence comme le bruit incessant du marteau d’un forgeron dans les profondeurs de mes oreilles. La nuit, seule, est effroyable pour les femmes comme moi, ma fille. »
C’était une championne, ça je le savais. Son sourire était le trophée. Elle le brandissait pour faire fuir les mauvais souvenirs de sa vie et ses douleurs.
Ce matin-là était exceptionnel pour moi. Il y avait un tsunami sur mon cœur. La ville se noyait à l’intérieur de moi, s’asphyxiait comme un martyre avec sa tête dans un sachet en plastique. Mes larmes, à mesure que je les étouffais, se faisaient acides dans ma gorge et corrodaient mes tripes.
Je m’attelais aux vaisselles, pour essayer de fuir mais rien n’y faisait.
-Qu’est-ce que tu as, petite libellule ? me demanda soudain la dame comme je semblais perdue.
J’étais tout d’abord surprise, mais ne pouvant rien lui cacher, j’expirais plutôt. Elle m’approcha et me conduisait à m’asseoir. Elle s’en alla et revint avec un verre d’eau.
-C’est une chance que tu aies quelqu’un à qui parler, profite-la, ma petite.
Je ne répondis rien. Pas tout de suite.
-Toutefois, je sais que tu es forte et que ça va aller, me dit-elle avant d’aller s’affairer dans le tas de vaisselles.
-Tu peux aller te coucher, si tu as besoin d’être seule. Appelle-moi dès que c’est nécessaire, ma chérie, ne l’oublie pas.
Elle avait déjà fini de passer quelques verres au détergent. Je m’approchai de lui et commençais par les rincer. Elle contentait de me sourire et n’ajoutait plus rien.
-C’est aujourd’hui, dis-je avant de me taire.
-Aujourd’hui quoi ? m’encouragea-t-elle.
-Qu’il va l’épouser.
-C’est aujourd’hui que qui va épouser qui ?
-Rudolph, il va épouser Dorah, sa fiancée. Dorah c’est la jumelle de Déborah.
-Ce sont tes familles, ces gens ? me demanda-t-elle. Tu sais, tu aurais pu me le dire…
-Non, répondis-je sèchement.
Je filai dans ma chambre, ne pouvant plus supporter cette boule dans mon cœur aigri. Je fermai la porte et me jeta sur le lit. Là, je pleurais tout ce qu’il me restait de faiblesse et de résignation. Je pleurais mon essence divine, toute la bonté qui était en moi. Je pleurais ceux que je n’avais pas pleuré leur mort. Je pleurais les morts qui viendront et que je ne vais non plus pleurer. Je pleurais une fois pour toutes. Je pleurais pour ne plus pleurer. Je pleurais pour pouvoir rire des pleurs des autres.
J’avais fait mon choix !
Vers les trois heures, quand je sortis de la chambre, madame Frank n’était plus là. Je savais qu’elle ne prenait qu’un jour de repos par semaine. Une lueur de conscience se faisait poindre dans ma tête. Je ressentais l’obligation de dire quelque chose à la dame. Ce n'était pas juste que je la torturais de la sorte. Elle devait se faire beaucoup de soucis à mon égard, la pauvre !
J’allumai mon téléphone. L’appareil faillit se court-circuiter. Il vibrait comme une tondeuse, assailli par un chapelet de notifications. Je le déposai un moment.
Il me fallait la joindre. Béa était la seule qu’il me restait. La seule qui ne m’avait pas trahie, qui m’avait supportée lors de la publication de ces photos.
Ella ! Je n’arrivais pas à croire qu’elle ait pu faire ça à moi. Je me vengerais d’elle à coup sûr. Elle m’avait tout pris, jusqu’à ma dignité. Le pire c’est que je ne l’avais pas vu venir, son coup. La maligne, elle avait bien joué son jeu. Pas une seconde je n’avais douté de sa loyauté ; pourtant elle m’avait vendue à la première occasion. Ce n’était que maintenant que je commençais à comprendre que rien ne comptait pour cette arriviste à part l’argent. Quelle perfidie ! Elle était en mission dans ma vie, un agent double au compte de mon pire ennemie, Dorah Lafleur.
Des messages pervers, émoticônes infâmes, les vexations les plus obscènes, les paroles les plus crues… Partout sur les réseaux sociaux, les photos de ma chair nue, dans le dévoilement de tout son secret, jusqu’au recoin de mon intimité, circulaient pour le plaisir de tous et la mort de celle que j’avais été. Je fermai tout, avant l’effondrement de mon courage.
Je repris l’appareil, puis pianotais à l’écran.
-Hallo ! Lynn ? C’est toi ?
Sa voix me faisait l’effet d’une brise rafraichissante. C’était si bon de l’entendre ! Entendre quelqu’un que j’avais connu. La voix de Béa m’était une pommade.
-Oui, c’est moi, répondis-je timidement.
-Ce n’est pas vrai, l’entendis-je exclamer ! Pourquoi tu as fait ça à moi ? Non, non, ma chérie…
-Je suis désolée…
-On me l’aurait dit mais jamais je ne l’aurais cru… N’est-ce pas que c’est à moi que tu as fait pareille chose ? Oh non, je ne crois pas que je m’en reviendrai un jour !
-Je ne savais plus quoi faire, ma cocotte. Tu es la première personne à qui je parle depuis… et peut-être seras-tu la seule jusqu’à ma mort.
-Tu aurais pu tout me faire, tout me dire mais ça… Ah non, je te croyais mon amie, tu sais ?
-Je le suis encore, lui répondis-je sincèrement, je le serai toujours.
Celle qui était à l’autre bout du fil émit un soupir. Un soupir entendu. Je savais que par cela je venais d’obtenir son pardon.
-J’ai besoin que tu m’aides, lui dis-je.
-Avant tout, dis-moi qui tu penses être derrière tout ça ?
-Ella et Dorah…
-Je le savais, m’interrompit une voix zélée. Je savais que c’était cette salope d’Ella qui a tout manigancé. Et que comptes-tu faire, ma cocotte ? l’entendis-je me dire.
Béa avait une dent contre cette Ella qui était devenue proche de moi, sans devenir proche d’elle pour autant. Une affaire d’une telle qui, par le passé, avait pris l’amoureux de l’autre encore non résolue. En fin de compte, encore une fois, la formule s’était avérée : l’ennemie de mon ennemie est mon amie. Béa, quant à elle, me l’était devenue doublement.
-À ton avis, pourquoi ai-je besoin de ton aide ?
-Si c’est pour rendre la monnaie à cette vipère, je suis la femme qu’il te faut, ma chère. Parle. Qu’est-ce que tu veux ?
-L’un de tes contacts.
-Quel genre ?
-Je n’ai pas à faire de réserve, eussé-je à préciser. Ces deux-là paieront une bonne fois pour toutes.
-Je te l’enverrai par texto.
-C’est d’accord.
J’aurais pu raccrocher tout de suite. Mais j’avais cet élan sur mon cœur qui me demandait de l’obéir.
-Béa, l’interpellai-je.
-Oui !
-Merci infiniment ! Merci d’être là pour moi !
-Pas de quoi, ma chérie. On est amies, et les amies s’entraident n’est-ce pas ?
-En tout cas, merci pour tout.
Je raccrochai enfin.
À peine une trentaine de secondes passées, un bip se faisait entendre. L’icône d’un message texte non lu s’affichait à l’écran de mon portable. Je glissais un pouce là-dessus. Ça y était : un contact avec le nom d’un certain Kanibal me parvenait de Béa. Je m’étais toujours demandé qui était cette Béa vraiment pour connaitre autant de gens à seulement vingt-quatre ans. Je l’avais rencontrée à la faculté. Je ne pouvais pas dire que nous étions les meilleures amies du monde. Quoique nous fussions devenues assez proche, elle ne m’avait jamais inspiré la plus parfaite des confiances. Mais il se dégageait d’elle toujours cette bravoure qui faisait d’elle la seule personne dans mon entourage qui saurait affronter les affaires inavouables. Avec, tout le temps, dans sa bouche, ces histoires de ghetto, de bandits et de clans. Elle était du genre à s’engager pour ses proches et amies, et était très loin de celle qui vous blâmerait en cas de faute. Je sais que je pouvais compter sur elle pour devenir le diable même si tel était mon désir.
Quand madame Frank rentrait du marché, la brunante prenait déjà la ville sous son aile ombrageuse. On levait le blackout que l’on croirait éternel, et elle était pressée. Surement à cause de tant de préparatifs qui lui pesaient le dos. Demain sera jour de culte.
Elle s’asseyait pour tout d’abord me résumer la journée de péripéties qu’elle venait de vaincre, avec accent sur toutes les jérémiades des marchands concurrents ou ennemis. Elle parlementait aussi, mais toujours brièvement, sur la dépréciation de la gourde et la hausse parallèle du dollar américain. Elle exposait un briefing des taches qu’il lui restait d’accomplir après avoir bu le verre d’eau que je venais de lui apporter.
Je prenais l’initiative de repasser les vêtements, elle en était tout excitée.
-Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi, ma fille, eut-elle à exagérer.
La nuit était courte. Je m’étais levée de bonne heure. Je préparais un petit quelque chose à manger. La dame prenait de ce déjeuner insignifiant le plaisir d’un carnaval.
Ma pensée se fixait toujours ailleurs, loin du petit monde bondieusard de chez madame Frank. Elle était là-bas, dans mes projets démoniaques et sanguinaires, de vengeance et de cruauté.
-Pourquoi moi ? me demandai-je. Pourquoi lui ? Pourquoi est-ce que je suis tombée amoureuse de celui qui ne me convient pas ? De ce ciel si loin de ma terre ? Pourquoi, alors que je suis ver de terre, je rêve de caresser les nuages ?
Aucune réponse ne se pointait à l’horizon de ma petite tête de femme. Tout cela me dépassait. L’amour n’est compréhensible qu’aux yeux de l’amoureux, alors je m’étais fait une raison d’être folle de lui, de l’aimer et n’aimer que lui, de faire de son nom un synonyme solitaire et éternel du mot amour. Je mourrai ou tout le monde mourra mais je l’aurai, telle était ma devise.
Fin d’épisode__
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